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L’Ensemble Jacques Moderne que dirige Joël Suhubiette depuis près de 30 ans est résolument ancré dans son temps et se nourrit des recherches musicologiques les plus récentes.

Qui est Jacques Moderne ?

Publié le 14/12/2017

Originaire de Pinguento (actuelle Buzet en Croatie), une ville d’Istrie appartenant à la République de Venise, Jacques Moderne qui est également connu sous le nom de « grant Jacques » commence sa carrière d’imprimeur à Lyon dans les années 1520. Il édite près de 150 œuvres entre 1523 et 1560, dont un tiers d’éditions musicales. Son atelier est situé à Lyon, rue Mercière, près de Notre-Dame de Confort, un quartier d’imprimeurs. Jacques Moderne était une personnalité influente, loin de la misère de certains de ses confrères. L’étude de ses relations, notamment de ses liens de parenté nous confirme cette hypothèse. Grace à son mariage avec Michelette Durand, la fille d’un imprimeur très influent dans la ville, il devient officiellement citoyen de Lyon, qualité accordée par le consulat après un serment de loyauté au roi et à la ville. Tout au long de sa carrière Jacques Moderne édite des  livres que Jean Duchamp[1] qualifie de « populaires ». Il s’agit là d’une production généraliste non musicale qui se divise en trois catégories : les ouvrages d’usage domestique ou professionnel, les livres religieux et la littérature. Ces éditions, rapides et peu soignées, étaient faites uniquement dans un but lucratif. C’est ainsi qu’il put financer l’édition de livres musicaux.

Dès 1530, Jacques Moderne s’intéresse à la musique avec les premières éditions de plain-chant. Puis, en 1532, suite à la mise au point d’un système d’impression de la musique à caractères mobiles il produit des éditions polyphoniques : les Psaumes de Loyset Piéton. Cette même année voit naître l’édition du Liber decem missarum et des deux volumes des Motteti del fiore. Ces productions onéreuses le forcent à revenir à l’édition d’ouvrages populaires jusqu’en 1538. Cette année-là, il produisit en quatre volumes le Parangon des chansons et compléta l’anthologie des motets entamée six ans plus tôt.  Ces deux projets, gigantesques, n’ont été achevés qu’en 1543. A la mort de son collaborateur principal, l’organiste François Layolle en 1540, Jacques Moderne lui consacra deux livres de Canzones et commença une nouvelle série d’anthologie : le difficile des chansons.

Le contexte politico-économique des années 1540 fait tomber en désuétude les éditions françaises au profit de l’Allemagne et de l’Italie, dont les maisons concurrentes, par leurs performances, écrasent Jacques Moderne. De plus, les anthologies ne sont déjà plus à la mode, ce qui pousse Jacques Moderne à se tourner vers la musique instrumentale.. Il publie trois livres de tablature de luth à Venise sous le nom de Musica nova. Il s’agissait en fait d’une adaptation du livre de ricercari. Il le publie en France en ajoutant à l’œuvre des danceries, sous le nom de Musicque de joyes. Ce que nous appellerions aujourd’hui plagiat était en réalité fréquent à cette époque et Jacques Moderne, manquant d’inspiration ou d’œuvres originales à éditer, doit recourir à ce procédé. D’un autre côté, les copies de la musique du maître de chapelle de la cour papale (Morales Missarium, Mariae Cantica) lui permettent de s’implanter sur les circuits Florentins.

Au XVIe siècle, l’édition musicale est confrontée à des difficultés techniques. Il est difficile de combiner sur une page des caractères différents : les notes, les textes et encore les lignes. Les éditions sont donc le plus souvent imprécises. Ottavino Petrucci, le premier, a utilisé la technique de la double impression pour mettre en page des compositions polyphoniques. L’ami de Jacques Moderne, Andrea Antico, invente le procédé de gravure sur bois de l’ensemble des éléments des partitions. Si le procédé semble ingénieux, il souffre néanmoins d’une extrême lenteur et le prix des livres de musique en fait des objets trop luxueux pour que leur commerce devienne rentable. Jacques Moderne, en inventant les caractères mobiles, devient un typographe innovant, capable de fabriquer un livre rapidement et à faible coût. Il copie l’invention de Pierre Attaignant qui utilisa le premier cette technique en 1528. « Il s’agit de faire se succéder des petites pièces de métal comprenant la note ou le silence ainsi que son fragment sur la portée. »[2] Ces caractères sont mis en place en même temps que le texte ce qui permet d’imprimer en une seule presse.

Les choix musicaux de notre imprimeur sont influencés par les compositeurs de son entourage : d’abord François Layolle durant la première partie de sa carrière, ses œuvres occupent d’ailleurs une place importante dans les ouvrages édités puisqu’elles figurent en première ou dernière partie des recueils ; ensuite, à la mort de Layolle, Jacques Moderne se rapproche de Pierre de Villiers, qui fut en quelque sorte le successeur de Layolle. Il semble que ces collaborations soient de la même nature : le musicien prend ici la place d’un éditeur, proposant des corrections et s’impliquant personnellement dans l’activité éditoriale. La différence entre Villiers et Layolle tient surtout au fait que Jacques Moderne collabora avec aussi d’autres musiciens, ne laissant donc pas à Villiers l’exclusivité dont Layolle bénéficia jusqu’à sa mort. Il est possible que la relation amicale les unissant ait été moins forte, mais aussi que le commerce de Jacques Moderne n’ait plus pu, de par le contexte économico-politique que nous avons relaté plus haut, se suffire d’un seul conseiller. Quoi qu’il en soit, ces deux compositeurs sont les personnages clés pour comprendre les choix et les orientations des éditions de Jacques Moderne.

Ainsi, Jacques Moderne est un homme représentatif des imprimeurs du XVIe siècle, mais c’est également un éditeur à part, qui a révolutionné l’édition musicale du début du XVIe siècle.

- Céline LEFEBVRE, historienne et fidèle de l’Ensemble Jacques Moderne

 

[1] DUCHAMP Jean, Motteti del fiore, Tours 2000, p. 58
[2] DUCHAMP Jean, Motteti del fiore, Tours 2000, p.72
 

 

Jacques Moderne (v. 1495-1562)